Brûler les fleurs

Je trace là où le langage échoue. Là où le sens glisse entre les doigts comme du sable. Chaque trait est une tentative pour retenir ce qui fuit. Je ne cherche pas à illustrer un monde, je cherche à capter ce qu’il ne dit pas. Mon dessin ne parle pas — il témoigne. Il enregistre les forces invisibles, les tensions, les fractures. Il accueille ce qui déborde.

J’ai grandi dans un monde dont j’ai perdu la langue. Ce silence d’origine n’a jamais cessé de vibrer dans mes gestes. Il y a eu une Afrique enfouie, un frère disparu trop tôt, une mère enfermée dans les plantes. Et puis un corps d’enfant traversé par des forces que nul ne nommait. Rien de cela n’est représenté dans mes dessins. Mais tout y est inscrit. Le paysage est devenu une surface vivante où ces mémoires remontent, se fragmentent, se recomposent.

Le paysage a toujours été pour moi un lieu d’effraction. Ce n’est pas un décor, c’est une surface vivante. S’y tenir, c’est se laisser traverser. Le regarder, c’est risquer d’y être vu. Et pourtant, j’y retourne. J’y reviens sans cesse. Parce que dans le paysage, on s’invente. On y fabrique des mondes transitoires. On y rejoue des scènes perdues. Et parfois, on y affronte les dieux silencieux qui veulent encore tout dominer.

J’ai longtemps observé ces images du passé où la nature n’était qu’ornement. Des fresques où les plantes du Nouveau Monde devenaient motifs d’architecture. À la Villa Farnesina, les festons débordent d’espèces importées — tabac, maïs, capucine, cacao — témoins silencieux d’une conquête. Ces plantes, arrachées à leur sol, acclimatées de force, étaient insérées dans un théâtre pictural où les dieux règnent. Elles sont les preuves, minuscules mais tenaces, d’une vision du monde où l’homme s’érige en maître du vivant.

Je n’ai pas oublié ce qu’on m’a fait dans l’enfance. Et je reconnais dans ces paysages clos la même volonté de maîtrise. Le même geste qui arrache, impose, transforme. C’est pour cela que je dessine. Pour défaire. Pour dévoiler. Pour rendre instable ce qui était tenu. À la manière d’un sismographe, mon crayon suit les secousses — affectives, politiques, biologiques.

Lors d’une résidence à l’Académie des beaux-arts, j’ai plongé dans les archives botaniques du CIRAD. J’y ai vu les jardins d’essai comme des territoires de domination. Des lieux où l’on extrayait les vivants pour les faire fructifier selon des logiques commerciales. Ces planches anciennes montrent des hommes qui s’érigent en démiurges, façonnent des systèmes, organisent des espèces. Isabelle Stengers nomme cela le progrès — ce droit de défaire les interdépendances. Moi, j’y vois un ravage. Et je le redessine autrement.

Ce que je trace, ce ne sont pas des paysages. Ce sont des tensions. Ce sont des survivances. Des visages effacés, des lignes qui se brisent, des corps sans contour. Des formes ouvertes qui ne ferment rien. J’y fais apparaître des mondes sans centre, des alliances inachevées entre l’humain, l’animal, le minéral. Je travaille avec les plantes, non comme objets, mais comme partenaires de fiction. Je dessine avec ce qui résiste, ce qui tremble, ce qui fuit. Le graphite sature, le calque fend, le papier cède, la lumière perce.

Je ne cherche pas à raconter. Je cherche à survivre par le dessin. Non pas dans un geste héroïque, mais dans un acte modeste, continu, inexorable. Je cherche à créer un lieu où l’on puisse encore vibrer — même si l’on a tout perdu. Même si les mots nous ont été arrachés. Un lieu pour celles et ceux que le langage n’a pas su protéger.

Le sable continue de couler. Et parfois, il dessine — malgré nous — un nouveau paysage.