Et la solitude fabuleuse

Pendant trois ans, j’ai vécu dans une maison isolée, en lisière d’un bois, elle-même perdue au cœur de la campagne. Rien autour. Rien que le vent, les arbres, la pluie, le ciel. C’était un temps suspendu, une immersion. Je venais y chercher quelque chose que je ne savais pas encore nommer. J’ai d’abord vu du vert. Puis peu à peu, le vert s’est mis à parler.

Je me suis confronté au paysage, non pas comme on regarde une image, mais comme on entre dans une matière. Vivre dans ce bois, c’était apprendre à voir. Non plus voir pour reconnaître, mais voir pour ressentir. Sentir ce qui bouge, ce qui insiste, ce qui se transforme. Ce n’était pas une retraite. C’était une collision. Une solitude rude, nue, comme la nomme Damasio : s’isoler pour que l’univers devienne suffisamment vaste à l’intérieur. Pour qu’il y ait place, à nouveau, pour une forme de vie.

Le paysage m’est apparu comme une interface — pas entre moi et le monde, mais entre moi et une conscience que je n’avais pas encore atteinte. Une conscience non verbale, faite d’odeurs, de rythmes, de micro-perceptions. C’est là, au contact du vivant brut, que j’ai compris que regarder un paysage, ce n’est pas observer. C’est être traversé. Et que pour qu’un paysage existe, il faut d’abord y renoncer comme à une possession.

J’ai commencé à dessiner. Non pour représenter ce qui m’entourait, mais pour donner une forme à ce qui m’habitait. À ce qui remontait sans prévenir. À ce que je n’avais jamais pu dire. Ce n’est pas un paysage extérieur que j’ai dessiné : c’est une tension intérieure révélée par le dehors. Un sol mental. Une topographie affective. Un seuil.

Ce mouvement intérieur s’est nourri d’images anciennes. Celles puisées dans l’histoire de l’art, qui surgissent comme des spectres : Phèdre consumée par le désir et la honte, Médée tenant ses enfants avant l’irréparable, Salomé portant la tête de Jean-Baptiste dans une lumière d’extase glacée. Ces figures, ces corps, ces scènes tragiques, se sont mêlés au paysage, s’y sont imprimés. Je ne les cite pas. Je les absorbe. Elles traversent mes dessins comme des réminiscences d’un théâtre enfoui, archaïque, viscéral.

Les formats varient, petits ou immenses, parce qu’aucune échelle ne suffit. Parce que parfois, une ligne suffit à tout contenir. Et parfois, il faut des mètres entiers pour approcher un battement, une faille, une torsion. Le bois, le vent, les nuits longues m’ont permis d’écouter ces mouvements-là. Je ne dessinais pas la forêt. Je dessinais ce que la forêt ouvrait en moi.

C’est dans cette solitude concrète, sans illusion, que j’ai croisé pour la première fois ma propre présence. Et que j’ai compris que le paysage n’était pas un décor. C’était un révélateur. Une mise en vibration. Et qu’habiter un lieu, c’est toujours, en secret, habiter une part oubliée de soi.