J’ai toujours regardé les paysages. On y abandonne son apparence. C’est pour moi un acte de courage de contempler un paysage. On peut s’y découvrir ou y être découvert dans sa pure vulnérabilité. Pourtant, on décide d’y rester, car dans un paysage, on s’invente. On y fabrique des images de soi, des autres et même du paysage qui nous regarde à son tour. On se redresse alors et, comme un démiurge, l’on prend le monde devant nous pour le mettre dans le creux de sa main. On peut y voir alors des collines ondulantes, des rivières sinueuses et des forêts denses qui se métamorphosent en navires rentrant au port en pleine tempête. Toutes ces formes se transforment devant nos yeux et coulent entre nos doigts comme une poignée de sables insaisissables. Et dans chaque trait de sable qui coule d’une main spectatrice de son impuissance, se joue des mondes qui nous échappent. Il faut alors retenir cette force incontrôlable, la maîtriser. Pour cela, nous fabriquons des images pour recueillir ce qui nous échappe. Le sable y dessine d’autres paysages où vivent des mythes de création et de métamorphoses. Les dieux et déesses y naissent et y prennent le pouvoir. Impériales, omniprésents, ils ont tendance à tout conquérir, à tout diriger. Et si les paysages ne leur conviennent pas, ils les transforment pour en être le centre.
Roger De Piles - théoricien de l’art sévissant au 17ème siècle - nommait les paysages par « ornement de la peinture ». Les mots contiennent des choses. Ils portent des sens. Le mot « ornement » vide de toute signification les mots plante, minéral, animal et paysage. Je suis convaincu qu’il est important de raconter une autre histoire avec ces mots.
Si je prend le mot plante, il représente une entité vivante dans le système complexe et dynamique du paysage. La plante est en connexion avec les autres vivants (hommes et animaux) et animés (roche, eau, vent…). Elle fabrique avec toutes ces variétés les différentes nuances de la terre. Donna J.Harraway parle, dans son livre « Vivre avec le trouble » (2020), de sympoïèse : « fabriquer avec ». Et elle dirait sûrement des dieux et déesses qu'ils sont autopoïètiques : « faire seul ».
Je m’appuie ici sur les plantes, les dieux et les déesses dans la fresque de Cupidon et Psyché à la Villa Farnesina. Les personnages dominent les scènes, imposant leur présence et leur pouvoir. Ils se contentent d’occuper leur petit monde clos, qu’est ce décor. Giovanni da Udine, assistant de Raphaël, y a intégré 170 espèces de plantes dans les festons, dont des plantes nouvellement découvertes lors des explorations du Nouveau Monde. Ces plantes sont des témoins silencieux des échanges entre l’Europe et les Amériques du XVIe siècle. Découvertes botaniques, elles étaient perçues comme des trésors venus d’un monde lointain et mystérieux - peut-être ce monde au creux de la main. Avec leur exotisme et leur beauté intrigante, ces plantes n’étaient pas seulement l’expression de la natura naturans, elles reflétaient aussi une aspiration à retrouver un paradis perdu. Les planches botaniques de Jacopo Logozzi incarnaient cette recherche de pureté et de beauté. Merveilleuses, ces plantes, rares par leur transport périlleux, alimentaient une iconographie botanique, cartographique et d’ornementation.
Dans cet idéal d’une mise en ordre du monde, toutes ces nouvelles plantes étaient utilisées pour fabriquer des décors obsessionnels d’une Antiquité perdue. Un paysage idéalisé lointain que l’on cherchait à retrouver mais dont on avait conscience du temps qui nous en séparait - « Idea : Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art », Erwin Panofsky. Cet intérêt très vif au paysage antique induisait des avancées dans les techniques de la botanique et de l’horticulture. On pouvait alors extirper ces plantes à leur milieu propre, les faire voyageuses, les acclimater et les maîtriser dans des mondes allégoriques clos. Ces décors étaient organisés pour reproduire, concentrer, rejouer et inscrire sur un morceau de sol, de toile ou de mur, la variété des éléments des paysages. Représenté alors les plantes, tempêtes, orages, roches, animaux répondaient à un besoin de classement, d’ordre et d’organisation des vivants et animés face à l’insaisissable variété du monde, à son désordre, son instabilité et son immensité. Ces derniers n’étaient plus des images abstraites mais devenaient une réalité concrète et tangible, ancrée en partie dans la matière de ces décors. Ils rejouaient les drames du théâtre antique au cœur de décors somptueux de la nature, de l’architecture et de la cité.
Toutefois, à chercher la perfection originelle d’un monde à jamais perdu, les hommes ont, pour cela, colonisé des paysages, modifié la représentation des vivants et détruit des éco-anthroposystèmes. En intégrant cette dernière perspective, l’on peut alors tendre l’oreille aux histoires de ces plantes importées qui se retrouvent dans la fresque de Cupidon et Psyché à la Villa Farnesina ou dans d’autres palais. Maïs, tabac, tournesol, cacao, capucine et merveille du Pérou nous chuchotent un autre paysage : explorations, prélèvements d’espèces et subjectivation des vivants. Portés par ce récit au creux de notre oreille, l’on comprend que cette mise en ordre du monde n’était que l’effacement d’un paysage réel, animé par le paradigme du paradis perdu à retrouver. L’on peut regarder alors différemment ces mondes clos du 16ème et 17ème siècle. La représentation de la Nature n’était pas l’expression sympoïètique de l’homme mais soulignait sa vanité de la connaître, de la circonscrire, de la soumettre et de l’exploiter au profit de son théâtre du monde, dans lequel l’homme moderne s’enfermait.
Enquêter donc sur les plantes du Nouveau Monde qui remplissent ces petits mondes clos, c’est interroger la fabrique de notre conception moderne de notre relation avec les vivants et animés. Et réfléchir, avec le dessin qu’est le mien, à la manière dont nous habitons la Terre et la représentons. Il s’agit ici d’éloigner le paysage du simple décor. Alors le sable qui coule entre nos doigts dessinera de nouvelles images. Elles pourront nous aider à comprendre et à naviguer dans l'état d'agitation écologique actuel, en révélant les connexions profondes entre la Nature et les humains.